Dans son dernier ouvrage « le temps des tempêtes », l’ancien président français Nicolas Sarkozy revient sur son fameux discours de Dakar et sur Abdoulaye Wade, son homologue sénégalais d’alors. Voici quelques extraits.
« J’avais choisi Dakar pour son importance politique, économique, et symbolique. À l’époque, le Sénégal était présidé par une aussi étrange qu’intéressante personnalité, Abdoulaye Wade. Plus qu’étrange, en fait, l’homme était surtout paradoxal. Érudit, titulaire d’une agrégation d’économie obtenue sur les bancs de l’université française, et en même temps assez désorganisé dans sa pensée. Suivre une conversation avec lui exigeait un très grand effort de concentration. Gros travailleur, il pouvait être impressionnant lorsqu’il décrivait ses projets de développement, et en même temps complètement cyclothymique. Il lui arrivait de se renfrogner dans un mutisme complet comme de partir dans des colères homériques. Incontestable démocrate pour 90 % de son activité, il pouvait céder à une des pulsions de son tempérament et envoyer un de ses opposants en prison.
En résumé, le calme n’était pas son point fort et son imprévisibilité notoire nous faisait toujours redouter le pire. Je l’aimais bien cependant, car j’admirais ce très long parcours au service de son pays, et l’aspect ascétique de sa personnalité. Au fond, il n’aimait et ne vibrait que pour son travail. En cela, il était très loin du portrait caricatural du président africain aimant à jouir de toutes les bonnes choses de la vie. Les chiffres, entre la France et le Sénégal, étaient impressionnants. À l’époque de Jacques Chirac, nous avions accordé pas moins de 83 % des demandes de visas émanant des Sénégalais, et dix mille étudiants du même pays suivaient leurs formations en France, représentant par leur nombre la première nationalité étudiante étrangère en France. Qui faisait plus et mieux pour le Sénégal ? Il ne s’agissait pas, bien sûr, de recevoir des remerciements pour cette ouverture et cette capacité d’accueil. J’étais réaliste. Il ne fallait pas trop en demander, mais de là à nous reprocher notre manque de générosité… là, c’était trop. Je n’étais pas décidé à accepter la moindre remarque à ce propos. Je commençais donc mon voyage déclarant ce en quoi je croyais fermement : « La France n’a pas à rougir de ce qu’elle a fait et de ce qu’elle continuera à faire. Mais c’est mon devoir de le dire, ici, à Dakar, nous ne pouvons pas accueillir tout le monde. Je n’ai pas deux langages. Je ne viens pas en Afrique pour tenir un discours différent de celui que je tiens à Paris. »
En quoi était-ce choquant ? Rien dans le fond ne l’était effectivement, mais le dire en Afrique pouvait être pris pour une provocation tant les responsables africains étaient habitués à la lâcheté de nos discours officiels. Pour moi, c’était clair. Dire la vérité était une question de respect pour la jeunesse d’Afrique dont, par ailleurs, « je savais l’envie de partir qu’éprouvait un si grand nombre d’entre eux confrontés aux difficultés de l’Afrique. Je connaissais la tentation de l’exil. » Finalement, ce message était passé sans grandes difficultés, sans susciter non plus d’applaudissements nourris. Je n’en attendais pas, d’ailleurs. En revanche, pour les Français, ce discours était parfaitement compris. Le Front national avait été ramené à un peu plus de 4 % lors des dernières législatives. Je n’étais vraiment pas enclin à lui redonner un espace, aussi minime soit-il. J’étais attendu au tournant. Je me devais de tenir une position ferme, et républicaine.
La seconde question polémique et habituelle tournait autour de la colonisation, et de l’impossible situation où nous mettaient nos complexes en la matière. Si nous nous occupions de l’Afrique, nous étions les nouveaux colonisateurs. Si nous ne nous en occupions pas, nous étions des égoïstes qui les abandonnaient à leur sort. Le dilemme était infernal, et le piège parfait. Alors que je devais prononcer ce qui restera comme le discours de Dakar devant les étudiants de l’université Cheikh-Anta-Diop, je déclarais : « Je ne suis pas venu effacer le passé car le passé ne s’efface pas. Je ne suis pas venu nier les fautes ni les crimes car il y a eu des fautes et il y a eu des crimes. Il y a eu la traite négrière, il y a eu l’esclavage, les hommes, les femmes, les enfants achetés et vendus comme des marchandises. Et ce crime ne fut pas seulement un crime contre les Africains, ce fut un crime contre l’Homme, ce fut un crime contre l’humanité tout entière. »
À la différence du président Macron et de sa déclaration en Algérie, je pensais que c’est la traite négrière qui était un crime contre l’humanité, et non la colonisation car, dans celle-ci, il y a eu des femmes et des hommes qui ont enseigné, soigné, aimé l’Afrique. Le système était injuste, indéfendable, cruel, mais à l’intérieur de celui-ci il y a eu des comportements individuels qui pouvaient être nobles. Là où je créai la polémique qui éclata violemment, ce fut avec la fameuse phrase : « La colonisation fut une faute mais le drame de l’Afrique vient aussi de l’Afrique… l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. » Je ne m’attendais pas à un tel déferlement. J’en fus même très surpris. Les choses les plus folles et les plus sottes furent prononcées en cette occasion. Un certain Doudou Diène, rapporteur spécial de l’ONU sur les formes contemporaines du racisme, déclara à la tribune des Nations-Unies : « Dire que les Africains ne sont pas entrés dans l’histoire est un stéréotype fondateur des discours racistes des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles ! » J’échappais donc in extremis à l’assimilation avec les racistes du XXe.
J’étais soulagé de cette soudaine indulgence ! Quant à Ségolène Royal qui, comme on le sait maintenant, n’hésite jamais à se joindre aux déclarations les plus outrancières, elle affirma, l’œil humide : « Je demande pardon pour ces paroles humiliantes qui n’engagent pas la France ! » Même ma secrétaire d’État Rama Yade, toujours très attentive à la pensée unique, n’hésita pas à affirmer : « L’homme africain est le premier à être entré dans l’histoire. » Elle ne se donna pourtant pas la peine d’expliquer comment, où, et quand. Dans son esprit, cette affirmation valait argument. La presse sénégalaise était violente, mais curieusement moins outrancière. Les titres étaient forts mais finalement assez justes : « Les vérités de Sarkozy aux Africains, c’est arrêtez de pleurnicher. » « Il n’a pas fait dans la dentelle pour dire ce qu’il pense de l’Afrique et des Africains qui sont responsables de leur malheur. » Je dois reconnaître que tout n’était pas inexact dans ces commentaires. Comment, en effet, revendiquer à bon droit son indépendance et ne pas assumer au moins une part de ses propres actes ? Je crois encore aujourd’hui que l’Afrique a une part de responsabilité dans son propre malheur. On s’est entretué en Afrique au moins autant qu’en Europe. L’affirmer ne constitue en rien une insulte à quiconque.
Je crois également que les colons ont saccagé un art de vivre africain. Ils ont abimé un imaginaire merveilleux et une sagesse ancestrale, en plus d’avoir pillé des ressources en hommes comme en matières premières. Mais, même si la colonisation fut une faute, de celle-ci est né, il faut avoir le courage de le comprendre, l’embryon d’une destinée commune avec la France et l’Europe. La colonisation a cessé dans les années 1960. Il était aussi grand temps de tourner la page, et de considérer les problèmes tels qu’ils étaient aujourd’hui et non tels qu’ils se posaient cinq décennies plus tôt.
Avec le recul, je dois reconnaître que je suis rentré tout seul dans le piège politique où mes adversaires souhaitaient me voir tomber. De leur point de vue, c’était pain bénit. Sur le fond, je n’ai rien à renier. Bien évidemment, il n’y avait dans ce discours rien de méprisant, encore moins de raciste. J’avais même dit aux jeunes d’Afrique : « N’écoutez pas ceux qui veulent vous déraciner, vous priver de votre identité, faire table rase de tout ce qui est africain, de toute la mystique, la religiosité, la sensibilité, la mentalité africaines, parce que pour échanger, il faut avoir quelque chose à donner, parce que pour parler aux autres, il faut avoir quelque chose à leur dire. » Quel plus bel hommage à l’identité africaine pouvais-je prononcer ? Je crois même que mon constat, pour brutal qu’il puisse paraître, n’était ni faux ni injuste. « Le problème de l’Afrique, c’est de cesser de toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de l’éternel retour, c’est de prendre conscience que l’âge d’or qu’elle ne cesse de regretter ne reviendra pas pour la raison qu’il n’a jamais existé. » Dire aux Africains d’arrêter de se tourner vers le passé pour enfin épouser l’avenir était à mes yeux un devoir. Non pour leur donner je ne sais quelle leçon, mais pour leur faire comprendre que pour que l’Afrique s’en sorte, c’était d’abord sur elle- même qu’elle devait compter sans se défausser encore, et toujours, sur son histoire, sa géographie, son climat. L’exemple le plus pertinent était comme toujours celui de la question de la fécondité de la femme africaine.
Je poursuivis mon discours et, sans doute, chargeai encore la barque en affirmant : « La réalité de l’Afrique, c’est une démographie trop forte pour une croissance économique trop faible. » Qui pouvait sérieusement contester ce constat d’évidence ? Et le nombre de naissances en Afrique subsaharienne ne pouvait pas être mis sur le compte de la colonisation !
En fin de compte, ce voyage fut considéré comme une erreur politique. Ai-je voulu trop en dire ? L’ai-je dit trop franchement, ou trop brutalement, ou les deux à la fois ? Ai-je commis un péché de suffisance en me pensant plus fort que je ne l’étais ? Ai-je surestimé la maturité du débat politique africain en le croyant prêt à rejeter « les prêchi-prêcha » habituels pour épouser de nouvelles réalités ? Je laisse à chacun le soin de trancher un débat qui, de toute façon, ne peut l’être que subjectivement… C’était une erreur. Comment le contester ?
Je le regrette d’autant plus que j’aime profondément l’Afrique et les Africains. Ce continent m’a toujours fasciné comme m’hypnotise la rue africaine, son grouillement, sa vivacité, sa joie de vivre, ses solidarités familiales. Encore aujourd’hui, je peux rester des heures à observer ce va- et-vient bruyant familier et si caractéristique. J’aime le discours des politiques africains avec cette emphase et cette préciosité dans le vocabulaire choisi. En les écoutant, j’ai l’impression d’une musique si mélodieuse qu’elle en devient presque immédiatement convaincante. J’aime enfin la fidélité des amitiés africaines. Mieux que beaucoup d’autres, les Africains savent faire la différence entre les affections démonstratives d’un jour et la réalité d’une solide relation de confiance. J’ai toujours pensé que nous autres, Européens du Sud, étions beaucoup plus proches qu’on ne l’imagine de l’Afrique. En tout cas, une chose est certaine, c’est que nos destins sont liés pour le meilleur comme pour le pire. Ils sont liés par les seuls liens qui ne se brisent jamais, ceux de la géographie. Nous sommes de la même partie du monde.
J’espère vivement que les peuples d’Europe arriveront un jour à comprendre qu’un euro investi en Afrique, c’est un euro investi en Europe, qu’il n’y aura pas d’avenir apaisé possible pour nous avec une Afrique qui sombrerait à nos portes. Il ne s’agit pas d’une question de générosité, de morale ou de cœur mais d’une analyse lucide. Si les deux milliards cinq cents millions d’Africains que comptera le continent en 2030 ne peuvent vivre, s’épanouir, croire en l’avenir, ils chercheront à partir, et rien ni personne ne pourra les en empêcher. Il n’y aura jamais de murs assez hauts, de législation assez solide, d’égoïsmes assez structurés pour s’y opposer. C’est ce que j’avais essayé de dire à Dakar le 26 juillet 2007. J’avais échoué à le faire comprendre. Aujourd’hui encore, je m’en veux de cette occasion manquée, tant la question me semble avoir gardé toute sa cuisante urgence. »
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