Mohamed Mougar Sarr: « Au Sénégal, un bon homosexuel est soit caché, soit drôle, soit mort… »

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Inspiré d’un fait divers, le troisième roman de Mohamed Mbougar Sarr s’empare de la question sensible des « goor-jigeen », un tabou dans son pays.

S’emparer d’une question d’actualité et chercher ce qu’elle révèle des rapports humains. Telle est la mission que s’est fixée Mohamed Mbougar Sarr, très prometteur écrivain sénégalais de 28 ans. Après Terre ceinte (2014), sur le djihadisme au Sahel, puis Silence du chœur (2017), qui imagine l’arrivée de douze migrants dans un village sicilien, l’auteur publie son troisième roman, De purs hommes. Le livre est paru en avril en coédition entre les éditions Jimsaan, à Saint-Louis, et Philippe Rey, à Paris.

L’intrigue commence par une scène marquante : un professeur de lettres, Ndéné Gueye, regarde une vidéo montrant une foule déterrer un cadavre et le jeter hors du cimetière au motif que c’est un « goor-jigeen ». En wolof, cela signifie « homme-femme » et désigne, de manière péjorative, un homosexuel. La vidéo embrase le pays et le sort du défunt obsède le narrateur, qui bascule dans le doute. Le roman offre une plongée dans la société sénégalaise, qui entretient des rapports troublants avec l’homosexualité.

Entre deux festivals, à Saint-Malo et à Lyon, Mohamed Mbougar Sarr a répondu au Monde Afrique.

Dans quel état d’esprit avez-vous écrit ce livre ?

Mohamed Mbougar Sarr C’est le premier texte que je destine à un public en particulier, les Sénégalais, car il parle vraiment de cette société-là. Bien sûr, d’autres le liront, mais j’espère que mes compatriotes aussi. C’est aussi, chronologiquement, le premier roman que j’ai porté en moi. J’étais au lycée quand j’ai vu la vidéo qui ouvre le livre. Elle m’a marqué et a mis en crise ma propre opinion sur l’homosexualité. J’ai commencé à me poser les mêmes questions que le narrateur : qui était cet homme ? Qui est sa famille ? C’est à cet instant que j’ai décidé d’écrire.

Votre roman confronte deux visions de l’homosexualité au Sénégal. L’une dit qu’elle a été importée d’Occident.

Au Sénégal, beaucoup de personnes font preuve de cécité volontaire, voire d’un oubli tragique, en disant qu’il y a eu un temps pur où il n’y avait pas d’homosexuels dans le pays. Ceux-ci seraient arrivés avec la colonisation et l’homme blanc. Mais comme très souvent, lorsqu’on accuse l’autre d’être l’agent de la décadence, on fait preuve de lâcheté et d’hypocrisie. Les homosexuels ont toujours existé dans la société sénégalaise.

Il y a un paradoxe dans le fait de dire que nous sommes aussi dans l’humanité, dans l’histoire, et de vouloir s’en extraire sur la question de l’homosexualité. Il n’y a aucune raison pour que des mœurs qui concernent l’humanité n’aient pas eu cours au Sénégal. Ceux qui accusent les Occidentaux d’avoir importé l’homosexualité se trompent.

L’autre vision dit que les homosexuels avaient autrefois un rôle dans la société sénégalaise.

En écrivant ce livre, j’ai rencontré des personnes qui m’ont parlé d’une époque où les goor-jigeen marchaient tranquillement dans la rue. Ce mot désignait un travesti, qui était peut-être homosexuel. Les goor-jigeen aidaient les femmes dans la préparation des cérémonies et des sabar, les fêtes traditionnelles. Ils étaient souvent les seuls à connaître des poèmes ou des paroles amusantes qui faisaient oublier aux gens la dureté de la vie. Les gens les aimaient pour cela et oubliaient qu’ils pouvaient aussi les détester profondément.

En somme, un bon homosexuel au Sénégal est soit un homosexuel qui se cache, soit un amuseur public, soit un homosexuel mort. Pourtant, il y a des sortes de carnavals où les hommes se déguisent en femmes, et inversement. Cela pourrait nourrir une réflexion sur les genres, leur influence et leur porosité. Mais les personnes qui pourraient s’intéresser à ces sujets ne le font pas à cause de la pression sociale.

C’est cette pression sociale qui empêche selon vous le débat ?

Essayer ne serait-ce que de réfléchir à l’homosexualité, c’est s’exposer à un danger. C’est se rendre compte qu’on est moins radical qu’on le voudrait et donc qu’on est dans le péché. Alors les gens se rangent derrière les lieux communs : « Ils sont malades, il faut les soigner », « Ils l’ont choisi et le font par provocation », etc. Ces paroles empêchent de se demander : « Est-ce que je n’ai pas un ami, un fils, un frère dont je sais ou sens qu’il est homosexuel ? Dois-je arrêter de lui parler ? »

Malheureusement, le pouvoir religieux a une emprise très forte sur les esprits. Même les hommes politiques ou les universitaires doivent avant tout faire allégeance au pouvoir religieux. Si la situation de l’homosexualité au Sénégal doit évoluer, les religieux se défendront très fortement. On ne fera pas l’économie d’un moment extrêmement violent, dans les débats ou dans les actes.

A quelles réactions vous attendez-vous au Sénégal ?

Mon roman ne circulera vraiment au Sénégal que dans quelques mois. Ce sera l’épreuve de vérité. Je sais que certains se dispenseront de le lire pour se faire leur opinion. D’autres, qui l’ont lu, m’ont dit avoir été choqués et pensent qu’il peut être dangereux et difficile à accepter dans un contexte sénégalais. On verra. Au Sénégal, on s’expose lorsqu’on pense différemment sur certains sujets. L’homosexualité fait partie de ces lignes rouges.
Le Monde Afrique

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