Liberté d’expression, liberté de presse, liberté de pensée, liberté de création, bref liberté sous toutes tes formes et toutes tes déclinaisons, nous te sentons orpheline.
Depuis un certain temps, l’ONG Jamra a instauré la censure systématique sur des séries télévisées n’ayant pas son assentiment, bien aidée en cela par le Conseil national de régulation de l’audiovisuel CNRA. Des ailes lui ayant poussé sur le terrain de la censure à la diffusion, l’organisation veut maintenant étouffer dans l’œuf la création cinématographique en investissant son administration. Elle a annoncé en grande pompe, comme à son habitude, avoir signé une convention avec la Direction de la cinématographie. Celle-ci, on le sait, à travers le Fopica, finance la production des films.
Nous n’aborderons pas ici les aspects juridiques de la question. Ce n’est pas évident que les règles de fonctionnement de la Direction de la cinématographie, fixées par une administration laïque, l’autorisent à signer quoi que ce soit avec une organisation brandissant des critères religieux pour valider ou invalider un scénario. Mais si notre ami Babacar Diagne, président du Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA), du haut de son expérience, cède presque toujours devant l’activisme débordant de Jamra, on voit bien d’ici l’embarras du tout nouveau directeur de la cinématographie. Bref !
Jamra, ainsi donc, place ses pions un à un. Et de plus en plus de gens, notamment au sein de l’intelligentsia, y compris politique, et aussi, malheureusement, de la presse, semblent trouver normal que Mame Makhtar Guèye, leader autoproclamé (parce qu’il n’en est pas le président) de Jamra, remette systématiquement en cause des acquis obtenus, voire arrachés, de haute lutte au fil des ans dans un pays, le Sénégal, que son rayonnement culturel a souvent placé aux premiers rangs des grandes nations du monde. De Tokyo à Berlin, en passant par Budapest et Paris – depuis Senghor -, Khar Mbaye Madiaga, Doudou Ndiaye Rose, Ndèye Khady Niang, Baaba Maal, Youssou Ndour, Sembène Ousmane ou encore Djibril Diop Mambety ont porté haut l’étendard du pays tant qu’au Japon, on danse le mbabas ou le jaxaay comme à Médina-Sabakh ou à Yeumbeul. Touki Bouki de Mambety est aujourd’hui classé, par la Fondation Martin Scorsese, parmi les cent meilleurs films du patrimoine cinématographique mondial. Or dans ce film, réalisé en 1973, une des scènes-culte, sinon LA scène-culte, montre un homme dans la force de l’âge, debout sur le siège d’une voiture décapotable, nu, de dos, le poing levé, sur fond sonore d’un bàkk célèbre de notre làmb (patrimoine musical de cette lutte traditionnelle qui nous est spécifique avec son rituel athlético-poétique). Des empereurs, des rois et reines, toutes sortes de chefs de grands États ont applaudi le Sénégal, d’Occident en Orient, à travers le monde, grâce aux ballets La Linguère ou à l’Ensemble lyrique traditionnel de Sorano ou de sa troupe théâtrale, et de danses, que la censure bigote qualifierait aujourd’hui de « perverses ». Or ce dynamisme culturel nous a valu des amitiés utiles sur la scène diplomatique mondiale, avec toutes leurs implications aux plans économique et commercial.
La culture, disait Senghor, est au début et à la fin de tout développement. La brûlante actualité, avec la débandade militaro-diplomatique de la coalition occidentale en Afghanistan, en offre une illustration saisissante. Si l’Amérique domine le monde aujourd’hui, ce n’est pas grâce à sa force militaire, mais au blue-jean, au western, à Michael Jackson, à Harward University, à Rihanna… A sa Culture donc (grand c), et dans sa grande diversité que son cinéma, langage universel, a répandue dans le monde. La culture – plus profondément influent…
La culture – plus profondément influente que le canon -, quand elle s’installe vingt ans quelque part, aucun groupe armé n’arrive à l’en déloger. Les Talibans ont vite fait de chasser ce qui restait chez eux de l’armée américaine, mais ils auront plus de mal avec le mode de vie adopté par une bonne partie de la jeunesse afghane née ou ayant grandi au cours des vingt dernières années d’occupation et d’influence culturelle occidentale. Toutes les concessions que les nouveaux maîtres de Kaboul sont en train d’aligner, pour gouverner sans heurts ingérables, tiennent à cette problématique. La force que représente sa culture pour un peuple, certes « ouvert aux apports fécondants des autres cultures », est à entretenir et promouvoir plutôt que d’être étouffée, mise sous l’éteignoir par une censure… unilatérale – c’est le moins que l’on puisse dire.
Nous sommes le pays de Boucounta Ndiaye « Ndaga yàxal na may nelaw », et tous ces jeunes, musiciens, cinéastes ou « performers » ne sont que les continuateurs d’une tradition dont les racines sont ancrées bien loin que cet instrumentiste et chanteur de génie, dans notre culture. Que, parmi ces jeunes créateurs, certains puissent être maladroits ou manquer du talent nécessaire pour rendre tout cela avec élégance, soit ! Mais alors, comme dans tous les pays du monde, c’est la sanction du public et de la critique qui doit tout réguler. Et non pas une organisation confessionnelle, quelle qu’elle soit, qui ne fédère pas – y a-t-il besoin de le dire ? – tous les Sénégalais. Allons-nous continuer de fermer les yeux sur le danger qui nous menace ainsi, au lieu d’ouvrir l’œil sur l’urgente nécessité qui se présente à nous de mettre un terme à cette fuite en avant, et avant que le situation ne dégénère inexorablement ? Allons-nous continuer d’accepter qu’un Torquemada tropical nous dépouille entièrement du peu de liberté qui nous reste après qu’il a réussi à subjuguer le CNRA et, dernièrement, la Direction de la cinématographie, voire la DSC (Division spéciale de la cybersécurité) de la Police nationale, qui lui acceptent tout ce qu’il leur impose ? Allons-nous continuer de laisser à Mame Makhtar Guèye le soin de décider tout seul du contenu de nos programmes audiovisuels, c’est-à-dire redéfinir la politique culturelle du pays de Léopold Sédar Senghor, David Diop, Birago Diop ? Et pour mettre quoi à la place ? Telle est en fait la grande question ! Devrions-nous continuer d’accepter que l’esprit créatif de nos artistes (au sens large) se laisse brider, non par une réflexion critique argumentée, ouverte, mais par des réactions épidermiques avec, pour bouclier, des caractérisations définitives, frappées abusivement de l’estampille religieux – « pervers » en est une récurrente -, jetées sur des œuvres de création ?
La religion !!! L’idée qu’en résistant à l’agitation frénétique du nouveau Jamra (qui m’a rien à voir avec la grande classe de celui de son défunt fondateur, Abdou Latif Guèye), l’on s’opposerait à la religion terrorise bien des gens. Nombreux pourtant sont les Sénégalais qui sont loin d’être d’accord avec les actes que n’arrête pas de poser son successeur de fait, avec ses manières. Celles-ci qui arrivent (presque) à nous persuader qu’il est envoyé sur terre par le Tout-puissant Allah pour sauver nos âmes du feu de l’Enfer ! Non, confrères et consœurs, Sénégalais et Sénégalaises épris de respect pour la différence et de mesure, refusons ce diktat, cette inquisition à la Torquemada qui menace de conduire au bûcher tout esprit créateur (car fondé sur la liberté) chez nos réalisateurs, scénaristes, acteurs, artistes… qui ne demandent qu’à laisser s’exprimer leurs différents talents afin que les regarde, les juge et les sanctionne (positivement ou négativement) le peuple sénégalais dans ses diversités raciale, ethnolinguistique, culturelle, religieuse. Exactement comme c’est le cas dans tout les pays civilisés à système démocratique, même imparfait, y compris en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso et, surtout, au Nigeria, le pays de Nollywood, où mille fleurs s’épanouissent pendant que mille écoles rivalisent. Ce qui a donné à l’industrie culturelle nigériane une place de choix dans son économie : 30% du PIB.
Nous ne connaissons, ou si peu, ni « Infidèles », ni « Maîtresse d’un homme marié », ni « Cirque noir », ni aucune autre de ces séries systématiquement accusées de pervertir le peuple sénégalais, pourtant habitué, à travers la toile mondiale, aux films occidentaux bien osés, sans en être devenu un peuple plus « pervers » qu’un autre. Ou de dévaloriser la femme. Ou encore d’être coupables d’on ne sait quelle autre niaiserie. Pour ne pas succomber à la tentation de la perversité « matarienne », à l’instar de bien des Sénégalais – maîtres, eux, de leur télécommande – nous sommes suffisamment libres et responsables des chaînes que nous choisissons de regarder. Pour, si un programme ne nous plaît pas, zapper et regarder autre chose. Ou ouvrir un bouquin, tiens !
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